Citrouille transgénique.
Minuit moins le quart, Nationale 134, circuit ouvert à la raison du plus fou. J'étreins la route entre Aires sur l'Adour et Pau. Dans ce corps-à-corps à quitte ou double avec la force centrifuge, je m’envoie en l’air à chaque virage. Derrière, la S4 a lâché prise, même la M3 n’a pas tenu de rythme. Seule la Carrera 2 s’accroche encore. Je sens son souffle rauque pulser dans mon dos. La lutte pour l’honneur m’envenime, m’emporte dans sa sublime absurdité. Cinq mille tours minute et encore du coffre, la furie débridée de mes six cylindres en ligne a réveillé la bête humaine. Alors, approche, jolie môme, viens que je t’emmène à présent sur mes terres, là où même les Porsche ne m’effraient plus !
J’attaque, mords méchamment la corde, tends ma trajectoire sur toute la générosité d'une ample courbe. A la reprise en sortie, les élans lyriques de mon pur-sang me propulsent dans des états d’euphorie orgasmiques. Hurle, vocifère, rends-moi fou ô ensorcelante catin d’acier incandescents et de cuirs érogènes ! Cinquième, quatrième, pied à la planche, le coup de grâce. 180, 190, 200... point de limitation autres que celles fixées par la faucheuse.
A la radio, Noir Désir éructe son désespoir de vivre. Le vent nous portera, toi et moi, prions seulement le Diable de mourir jeunes ! La route me paraît déjà trop étroite quand les bordures de platanes referment sur moi leur cercueil de verdure. Je touche l’absolu du pied droit tandis que mon existence défile à près de 300 à l’heure jusqu’à ce que sonne l’hallali, là-bas, au bout de la ligne droite. Contempler la Mort au plus près du gouffre, quelle incommensurable vanité de oisif blasé de vivre !
23h 59. Un brusque à-coup et mon aileron se barre. Je crains l’embardée. Je sens un soudain flou dans ma direction, mais que m'arrive-t-il ? La Carrera refait surface. D'ordinaire, monter en régime m'aurait suffi à la descendre pour de bon. Las, plus de réponse sous le pied droit. Le cauchemar. La cavalerie n’arrive pas à la rescousse. Mes forces s’amenuisent. Il me semble tourner sur cinq pattes et voilà que je perds un cylindre supplémentaire ! O rage, ô Diesel ennemi, ma zone rouge est redescendue dans des abîmes de médiocrité agricole ! Je n’entends plus que le râle déchirant d’un veau qu’on étouffe. Plus rien au dessus de quatre mille tours. C’est fini, la 964 m’envoie dans les cordes. Impossible de revenir. Je crois partir pour de bon dans le décor alors que je me déhanche comme un landau et que mes pneus éreintés me crient d’achever leur supplice. Ma tenue de cap confine au flou artistique. J’ai dû crever. L’angoisse du louvoiement s’empare de moi. Il faut tout arrêter. Au moindre coup de frein, mes pauvres plaquettes semblent déjà partir en fumée. Ça sent le roussi, mon terrain de jeu favori n’est plus qu’un chemin de croix.
Minuit passé d’une minute. Par miracle, je parviens à achever ma course en un seul morceau, non sans avoir labouré le bas-côté. Le passage foudroyant de mes adversaires me ballotte comme une coquille de noix. Je descends constater les dégâts. Horreur, ma caisse est nue de tout habillage aérodynamique. En lieu et place de mes jantes de supercar, je ne trouve que la platitude désopilante d’enlaidisseurs en plastique ceints de misérables galettes tendres. Consternation et bouche bée, mes montes pneumatiques ont rétréci de cinq ou six pointures au moins. Retenant un cri, je m’écroule à même le sol sous le poids de la confusion. Au bord de la crise de nerf, j’ose encore regarder dans les phares ma mutante, laquelle ne me renvoie qu’une expression idiote de cétacé inoffensif.
La fée Lotus avait dit vrai. Passé minuit, l’Omega est redevenue citrouille.