Mélancolie française.
La Citroën C6 est à l'image de la politique extérieur de la France. Beaucoup d'allure, du panache, de l'arrogance même, une légitimité historique certaine, mais au final, un poids international qui se réduit à peau de chagrin. Voilà une bien triste métaphore de cette nation déclinante qui n'a jamais fait le deuil de sa grandeur passée et n'a plus guère les moyens de ses prétentions. Reste tout de même une limousine en porte-à-faux d'un segment phagocyté par les allemandes, point final (?) d'une lignée génialement décalée.
La France est un pays orphelin. Orphelin de grandeur, de héros et de prestige automobile. La chute est à la mesure du traumatisme ressenti en 1940. En cette année terrible, en l'espace d'à peine six semaines, la Grande Nation, censée posséder la meilleure armée du monde, est balayée de l'échiquier diplomatique et militaire mondial. Dès 1946, pourtant, la France parvient à intégrer le Conseil de sécurité de l'ONU et se permet de claquer la porte de l'OTAN, vingt ans plus tard, mais que pèse-t-elle désormais face aux nouveaux gendarmes américains et russes ? Du reste, la vieille peur du voisin d'outre-Rhin ressurgit lors du rejet de la Communauté Européenne de Défense, en 1954, et de la réunification allemande. Le spectre de la déchéance, réelle ou fantasmée, fait depuis les beaux jours des déclinologues. En proie au doute, le peuple régicide se cherche un Père. Le cataclysme de 1940 l'avait jeté dans les bras d'un vieux maréchal réactionnaire, promu au rang de nouveau Messie par une IIIe République aux abois. Après la libération et le naufrage de la IVe, la France se trouve un guide plus respectable en la personne de de Gaulle. Son aura efface les hontes passées et permet à la Nation de recouvrer partiellement son rang. Plus proche de nous, ce vieux renard cynique de Mitterrand, hérite du sobriquet de "Tonton". Permanence d'un attachement monarchiste chez le peuple régicide ?
Pour promener ses monarques républicains, le régime a toujours ses chars de l'Etat, mais là aussi, 1940 a laissé une fêlure. Nos marques de prestige qui avaient brillé dans l'entre-deux-guerre, en compétition comme en concours d'élégance, ne s'en remettront pas. Bugatti, Delahaye, Delage, Talbot-Lago jettent tous l'éponge dans les années 50. La France d'après-guerre mise sur la production de masse. Certains journalistes ont bien voulu voir en la Peugeot 604 une "Mercedes à la française", en oubliant qu'il ne s'agit que d'un modèle de grande série assez maladroitement déguisé en limousine. Le luxe à la française qui s'accorde si bien à la haute couture et aux cosmétiques n'est plus désormais synonyme d'automobile.
Il y a pourtant eu Citroën, constructeur certes plus proche de la ruralité profonde que de l'intelligentisa branchée, mais dont la folie créatrice enfanta une lignée de hauts-de-gamme légendaires au plus fort des Trente Glorieuses. Pour tout dire, l'emblématique DS parvint en finale de l'élection de la voiture du siècle. La presse américaine considéra la SM comme la GT la plus perfectionnée de son époque. La CX, élue voiture de l'année 1974, fut encore le Diesel le plus rapide du monde, en fin de carrière. La XM put s'ennorgueillir du titre de grande berline la plus importée au royaume des Mercedes. La C6, en revanche, a récemment remporté la médaille d'or de la plus forte dépréciation au Royaume-Uni. Pire, la C6 a tellement bien marché qu'avec elle s'achève la dynastie des grandes Citroën. La firme aux chevrons espérait modestement en produire 20.000 en année pleine. Il aura fallu quatre ans pour atteindre ce chiffre. Autrement formulé, il vous sera difficile d'en croiser une au-delà d'un triangle parisien délimité par le jardin du Luxembourg, au sud, la place Beauveau, à l'ouest, et la place Vendôme, à l'est.
Tout semblait avoir commencé sous les meilleurs auspices lorsque la C6 fit une apparition remarquée au défilé du 14 juillet 2005. Dans un souci d'exclusivité, Citroën en réserva la primeur à Jacquot 1er et Chichi impératrice, de nombreux mois avant son arrivée en concession. Quelle allure au pied de la tribune présidentielle ! Profil de Zeppelin souligné de chrome, mobilier intérieur en demi-lune, lunette arrière concave : les designers se sont fait plaisir avec cette réinterprétation post-moderne de la CX. De la forme fuselée de son épure aux fameux phares directionnels, des portières sans encadrement de vitre à l'usine à gaz tapie sous l'immense capot baleinier, tout dans cette C6 rappelle ce futurisme mêlé de cachet vieille France qui réunit bourgeois et loubards dans les Valseuses de Bertrand Blier. Six ans après sa sortie, son altière silhouette flottant nonchalamment sur ses coussins d'huile produit toujours un certain effet, renforcé il est vrai par la rareté de l'auto. Avec deux exemplaires produits par jour, "juste pour que l'on se rappelle où se trouvent les pièces pour la monter", ironise un syndicaliste, Citroën en produit moins que Rolls-Royce des Ghost ou Bentley, des Continental.
Rien d'étonnant me direz-vous. Son lancement a pris tellement de retard qu'elle était déjà quasiment dépassée à son arrivée en concession, un comble pour une marque censée se distinguer par ses innovations ! Elle a pâti de la faiblesse du budget alloué à son développement. Que d'économies trop visibles, choquantes à ce niveau de prix ! Elle pesait bien assez lourd pour ses pauvres V6 et coûtait beaucoup trop cher pour une Peugeot 407 recarrossée. Enfin, l'affreuse planche de bord, sorte de commode en saillie rehaussée d'un vilain chapeau de gendarme, est le dernier clou dans son cercueil. PSA avait beaucoup investi, voici quinze ans pour soutenir la 605 et la XM. A présent, la doctrine-maison est de ne plus dépenser un centime pour les modèles en perdition. L'infortunée 1007 a été arrêtée à mi-vie, pas la C6, maintenue en coma artificiel pour sauver les apparences. Hors évolutions imposées par les lois (mise aux normes Euro V du V6 HDI, rétros plus grands), le modèle est cliniquement mort. Même les modifications de visuels sur les brochures coûtent trop cher. Mise à mort prévue pour mai 2012 selon les fuites. Entre-temps, pour entretenir l'illusion de la nouveauté, Citroën a exposé des C6 spéciales aux adhésifs et couleurs douteuses au Mondial 2010 et à Genève 2011. Cela me fait penser à Lada France qui, faute de voir arriver du nouveau de Russie, accessoirisait à outrance ses Niva. Non seulement dépassée, la C6 est maintenant décadente. A l'image d'un régime trop souvent qualifié de République bananière ?
Décadente, oui, mais pas sans saveur. Regardez sur Flickr. Tout aussi anti-Mercedes que la CX en son temps, cette berline atypique attire les photographes. A l'image des Ford Crown Victoria de New York ou des black cabs londoniens, elle fait partie de ces autos-cliché quasiment introuvables en dehors de leur pays d'origine. Et qu'importe si les cadres français ou simples chauffeurs de taxi roulent en Mercedes comme partout ailleurs dans le monde ! La C6 a connu à son lancement un élan de curiosité international à défaut d'un succès d'estime. Pour une auto réunissant dès sa conception tous les ingrédients de son échec commercial, c'est déjà une victoire. L'émission Fifth Gear la présente dans une libre adaptation de l'attentat du Petit Clamart avec Tiff Niddle au volant. Jeremy Clarkson, qui avoue avoir aimé la folie des CX, la met en scène dans un de ses comparatifs absurdes dont Top Gear a le secret. Une BMW série 5 et une Citroën C6 sont réquisitionnées pour couvrir une course de chevaux, une caméra attachée sur le toit. But de l'expérience éminemment scientifique : prouver l'exceptionnelle stabilité de la suspension hydromatico-compliquée.
C'est frais, loufoque, excessif, à l'image d'une auto résolument "cool" que nous ne pouvons qu'inscrire sur la liste de nos déplaçoirs favoris.
Comme l'empereur Romulus Augustule ou l'ourse Cannelle, la Citroën C6 ne rentrera peut-être dans l'Histoire que parce qu'elle est la dernière de sa lignée. La ligne DS, ce gadget marketing bon à survendre des C3, C4 et C4 Picasso sauce bling-bling, ne comblera évidemment pas le retrait de Citroën du segment H1. Quant au concept Metropolis présenté à Shangai, il se pourrait bien que la montagne accouche d'une souris comme souvent chez PSA. Les membres du gouvernement ont déjà anticipé la descente en gamme à venir... sans renoncer tout de suite au confort pullman de leur C6. François "Flamby" Hollande, en visite à Sochaux, a tout de même réussi à qualifier la DS5 de "véhicule des présidents de la République, celui du Général de Gaulle". Mille dieux, un bobospace HDI 110 ch dans la cour de l'Elysée : la France a décidément changé d'envergure internationale !
Pour le luxe, le vrai, en revanche, il nous reste encore nos Bordeaux, nos châteaux et nos sacs Vuitton à vendre aux Chinois.