Rêves de gosse.
Les Rolls-Royce, il y a ceux qui demandent combien elles consomment et ceux qui les aiment. On a tous entendu au moins une fois ces remarques goguenardes à leur sujet : "j'espère qu'ils fournissent la station-essence qui va avec ! Avant d'passer à la pompe, joue d'abord au loto !" Ces propos de comptoir ont de quoi exaspérer. La valeur d'une automobile iconique se mesure-t-elle comme celle d'un céquinze d'occase ? Demande-t-on à une oeuvre d'art sa décote annuelle et à l'être aimé son prix de revient ? Tout comme l'homo sapiens a dépassé ses racines animales pour devenir sujet pensant, la Rolls a dès l'origine délaissé sa condition d'esclave mécanique pour tendre vers l'objet cultu(r)el.
Une Rolls ne se chiffre pas. Elle s'éprouve, se ressent. Cela commence par un choc frontal. Dès son entrée dans le champ visuel, la reine des voitures impose au regard son aristocratique stature et l'élégance altière de son radiateur. Sur son passage, le pavé se fait scène et la descente de voiture, spectacle de rue. Autour d'elle, les Mercedes rétrogradent d'une ou deux classes sociales et les BMW rasent les murs.
Le numéro de charme se poursuit dans le cocon intimiste de l'habitacle par une fête des sens. Odeur et toucher sensuels du cuir Connoly, épaisseur des moquettes invitant à se déchausser, opulence des boiseries aux veines symétriques et charme suranné des bouches d'aération chromées : du grand art sans commune mesure avec le faux luxe clinquant d'une Cadillac ! A bord, l'espace se fait relativement rare. Les intérieurs modulables, c'est pour les bétaillères à mioche. Celui qui veut s'offrir cet environnement quotidien, et je ne parle pas là du doux rêveur qui pense pouvoir assumer cette envie juste parce qu'il a trouvé une Bentley T2 sur Le Bon Coin au prix d'un Kangoo, est nécessairement à l'abri des aléas de la survie au jour-le-jour. Il est naturellement sensible a d'autres arguments que les données bêtement mesurables.
C''est au volant d'une Rolls que Serge Gainsbourg met en scène sa rencontre avec Melody Nelson, rouquine androgyne incarnée par Jane Birkin au tout début du concept-album "histoire de Melody Nelson" (1971). Dès les premières mesures, l'artiste digresse sur le célèbre bouchon de radiateur. Il s'agit bien sûr de l'Esprit de l'Extase, une allégorie de la vitesse sculptée par Charle Sykes en 1911. Elle représente une femme, le buste incliné vers l'avant, les bras rejetés en arrière et la toge gonflée par le vent qui lui donne une allure de déesse ailée. Sur fond de basse languissante au point d'inquiéter, Gainsbourg susurre plus qu'il ne chante : "là-bas, sur le capot de cette Silver Ghost de dix-neuf cent dix s'avance en éclaireur la vénus d'argent du radiateur dont les voiles légers volent aux avant-postes ".
Dans le clip rétro-kitsch réalisé Jean-Christophe Averty, Gainsbourg fait semblant de conduire sa propre Rolls, non pas une Silver Ghost de 1910 mais une Phantom de 1928 qu'il avait achetée en 1970 avec le cachet du navet Slogan. Comme il ne possède pas le permis, la Rolls sera remisée dans le garage de sa maison-musée de la rue de Verneuil avant d'être revendue quelques années plus tard. Serge n'en conservera que la "vénus d'argent du radiateur" entre-autres objets-souvenir issus de sa discographie.
C'est cette même mascotte qui inspira à l'historien de l'art Erwin Panoksky son essai sur les Antécédents idéologiques de calandres Rolls-Royce (même si l'essai traîte principalement de jardins et d'architecture...) La Rolls, quoi qu'il en soit, s'adresse avant tout à l'esthète et à l'intellectuel.
J'ai pressenti tout cela en rêvassant sur les pages du numéro annuel de l'Auto-journal, à un âge où le pré-boutonneux rêve plutôt de 205 GTI ou de Lamborghini Diablo. Le déclic est venu d'une photo de Silver Spirit II bleue ciel. Avec son frontispice de temple grec, sa Victoire de Samothrace et la sévérité classique de ses proportions, elle en imposait autant qu'un Parthénon roulant. Quel auguste auto ! Depuis lors, je n'ai eu de cesse d'accumuler revues et livres sur la "meilleure voiture du monde". Un beau jour, un article de l'Auto-journal me révéla l'existence de l'école de chauffeur Rolls-Royce, une école pour accéder enfin au volant et à tous les petits secrets de la plus désirable voiture du monde.
En attendant, il me fallait mettre la main sur le graal absolu, la luxueuse brochure que l'on ne donne généralement qu'aux très riches acquéreurs potentiels. Pas évident quand on a tout juste les gambettes assez longues pour atteindre les pédales. Je me souviens encore de l'humiliation subie au salon de Bordeaux quand une hôtesse me surprit au volant d'une Daimler Double Six. "On t'a pas dit qu'il ne faut toucher qu'avec les yeux ?" L'imbécile ! Qu'à cela ne tienne, je revins bientôt de mon premier Mondial, fier comme Artaban, avec un magnifique catalogue Bentley grand format. Même mon paternel n'avait jamais eu mieux dans ses dossiers que des prospectus Jaguar au format A4. Plus tard, je lui cassais les pieds pour m'envoyer en séjour linguistique à Londres, officiellement pour relever un niveau d'anglais digne du formidable système éducatif que le monde nous envie, officieusement pour admirer et photographier un maximum de Rolls dans les quartiers stratégiques de la capitale britannique.
Je franchis bientôt les portes du concessionnaire de Berkeley Square, à Mayfair, le vénérable Jack Barkley. Le groom présent à l'accueil, en uniforme et casquette, semblait sorti de je ne sais quelle aventure de 007. Il m'ouvrit le plus naturellement du monde la portière de "ma" première Rolls - plus exactement une Bentley Brooklands - la seule voiture où les expressions "monter en voiture" et "planche de bord" ont gardé tout leur sens. Autour de moi, Silver Spirit III, Touring Limousine, Bentley Continental R & Azure s'offraient pêle-mêle à ma curiosité désargentée sans que l'on me demande autre chose que d'avoir l'obligeance de m'y asseoir. Dans les concessions françaises tout au contraire, nos hauts de gamme en toc étaient généralement verrouillés à double tour et les requêtes des curieux soumises au bon vouloir de non-vendeurs moins engageants encore que certains employés postaux.
Comme vous le constatez, nul besoin d'avoir une particule et le cheveu rare pour aimer les Rolls, mais de grâce, ne demandez jamais combien elles consomment, leur charme est ailleurs.