Démystification.
Depuis des lustres, Rolls-Royce prétend fabriquer la meilleure voiture au monde. La plupart des gens le croient plaisamment, impressionnés qu'ils sont par la prestance aristocratique de ce qu'il faut bien appeler un carrosse des temps modernes. Pourtant, dès la fin des années 1950, des journalistes démystificateurs remettent en cause la légende en poussant hors de sa réserve la plus prestigieuse firme automobile au monde. Skocking !
En réalité, c'est un journaliste de The Autocar qui attribue le titre de "meilleure voiture au monde" à la Rolls-Royce 40/50HP, que l'on appelle pas encore Silver Ghost, en 1907. La voiture est construite selon les principes intransigeants de Henry Royce dont le perfectionnisme maniaque semble ingorer toute considération de prix de revient. Depuis ces temps mythologiques, la "meilleure voiture du monde" est devenu un slogan publicitaire, utilisé avec parcimonie dans la presse papier, ainsi qu'un marronnier pour les journalistes automobiles qui remettent le titre en jeu à chaque nouveau modèle. Mais au fond, la Rolls mérite-elle toujours son titre de reine des voitures ?
En 1958, dans les colonnes de The People, Charles Gretton se permet d'en douter. Pour lui, les standards de qualité de la récente Silver Cloud feraient se retourner dans sa tombe Sir Henry Royce lui-même. Pire, la meilleur voiture du monde est désormais fabriquée à l'économie ! L'alternateur, déplore le journaliste, n'est plus entraînée par engrenage mais par une simple courroie sortant de la même usine qui fournit Austin et Morris. Sous le capot, les éléments en caoutchouc pullulent et la batterie de 57 ampères par heure n'a pas plus de capacité que celle d'une banale Ford.
De nombreux organes comme la boîte de vitesse ou l'interrupteur du ride control proviennent de fournisseurs extérieurs. Un cric des plus triviaux a remplacé le système de levage hydraulique actionnable du siège avant. Par ailleurs, le fameux écrou de roue autobloquant inventé par Henry Royce n'est plus qu'un pastiche décoratif dissimulant cinq écrous classiques.
En réalité, Charles Gretton regrette une époque révolue. Le temps des carrosses habillés sur-mesure par des maître-carrossier a vécu. Le luxe est désormais fabriqué produits en (semi-)série et emprunte à la production de masse ses logiques de réduction de coût. Dès la fin des années 30, on parle déjà de gamme rationalisée entre Rolls-Royce et la marque Bentley récemment absorbée. En 1946, la Bentley MkVI, inaugure la carrosserie standard, emboutie et soudée par le même fournisseur que BMC : Pressed Steel. Prochaine étape : la disparition du châssis séparé et le retour a des gabarits plus ordinaires, ce qui sera fait avec la Silver Shadow, en 1965. La Rolls bourgeoise remplace celle de l'aristocrate. Heureusement, finalement, puisque cette modernisation permet à Rolls-Royce de survivre, là où les firmes françaises, incapables d'adapter leur processus de production ancestraux, ont mis la clé la porte.
L'article de Charles Gretton a suffisamment d'impact pour pousser Rolls-Royce a réagir. Signe des temps, la firme de Crewe s'est dotée d'un service de relation publique qui transmet au journal une réponse argumentée. Pour la courroie, on défend la considérable amélioration des matériaux. La batterie de 57 Ah seulement ? Elle laisse une marge de sécurité considérable. La disparition de l'écrou central s'explique par les contraintes physiques imposées par les roues avant indépendantes. La boîte de vitesse provient certes de chez GM, mais respecte les standards du constructeur (sans que RR en dise davantage à ce sujet.) L'emploi de roues plus petites permet d'abaisser le centre de gravité de la voiture. Enfin, l'ancien cric hydraulique faisait courir un risque de panne et augmentait le poids du carrosse. Par ailleurs, précise-t-on, les crevaisons se font de plus en plus rares.
Rolls-Royce conclut son argumentaire en ces termes : "nous ne sortons pas de nouveaux modèle tous les ans. Quand nous le faisons, il doit être tellement en avance sur tout le reste qu'il ne doit ne doit pas souffrir de la comparaison avant le prochain modèle." Ceci est magnifiquement dit mais entre-temps, les Allemands ont lancé la colossale Mercedes 600 dont la technologie de pointe ringardise les solutions techniques pour le moins conservatrices de la Silver Cloud. La reine des voitures chancelle sur son piédestal.
En attendant la révolutionnaire Silver Shadow, dont l'étude s'éternise depuis bientôt dix ans, il faut faire patienter la clientèle avec la Silver Cloud III et justifier l'absence de roues arrière indépendantes, de direction à crémaillère et surtout, de freins à disque ! Pour ce faire, Rolls-Royce a recours à une stratégie commerciales assez improbable : confier son paquebot routier à un ancien pilote de course, Tony Brooks, pour des essais intensifs sur le circuit de Goodwood et un périple continental de quelques 1260 kilomètres entre Le Touquet et Saint-Jean Cap Ferrat ! Rien n'est épargné à la Silver Cloud III, ni les passages de chicanes sous la pluie battante, ni les tronçons de spéciale entre l'Escarène et Sospel. L'expérience, couverte par un photographe de sport automobile, Louis Klementaski, précède un entretien entre le pilote et l'ingénieur en chef de Rolls-Royce, Harry Grylls. Le tout fait l'objet d'une luxueuse brochure intitulée "A new look ar Rolls-Royce motoring" et publiée en 1964.
Entre semi-objectivité et contre-vérité, le contenu de ce document de propagande peut laisser quelque peu songeur. "Ma première impression, confie Tony Brook, est celle d'une voiture extrêmement facile à manier par rapport à sa taille. Il est possible de faire à peu près ce que l'on veut avec, sans aucune tendance au souvirage ou au survirage (...) L'accélération de la voiture est extrêmement bonne. Un départ peut laisser des traces noires de pneumatiques sur la piste (...) L'épreuve de la piste était très dure pour une voiture de ce genre (...) Très peu de voitures normales sont à ce point à laise sur circuit. Parmi les grosses voitures luxueuses pouvant cependant être conduites de manière très sportives, il n'y a rien de comparable."
Quelques critiques émises par Tony Brook permette à l'ingénieur en chef de justifier habilement des choix techniques d'une autre époque.
Quelques mois seulement après la publication de ce publi-reportage, Rolls-Royce abandonne pour de bon les freins à tambours et l'essieu arrière rigide...
(A SUIVRE...)