Bugatti Veyron, une imposture ?
Etonnamment, nombre de béotiens considèrent encore Bugatti S.A.S. comme un constructeur d'essence hexagonale quand certaines revues de salle d'attente n'hésitent pas à référencer cette entreprise aux couleurs du coq gaulois. Avouons que le deuil du prestige à la française n'a jamais été facile à faire quand on aborde l'industrie automobile comme un match de football. Bugatti S.A.S. a beau avoir emménagé à Dorlishem (67), dans le château qu'Ettore utilisait jadis pour flatter ses richissimes clients, la Bugatti portant le nom de Pierre Veyron n'en reste pas moins aussi française qu'un membre du groupe Tokyo Hôtel se débattant avec la langue de Molière devant un parterre de petits parisiens hystériques.
En 1991, l'industriel italien Romano Artioli avait été le premier à galvauder l'ovale Bugatti dont les droits appartenaient jusqu'alors à Hispano-Suiza, suite au rachat de la marque en 1963. Toutefois, Artioli avait au moins eu l'honnêteté de ne pas cacher la nationalité de sa société "Bugatti SpA". De l'orientation "GT" voulue par Paolo Stanzani, entre autres père des Lamborghini Miura et Countach, aux lignes tendues aux couteau de Giugiaro (en passant par des finacements à l'opacité mafieuse ajouteront les mauvaises langues), l'EB110 relevait en effet d'une initiative purement italienne. Et la proue de la nouvelle Bugatti avait beau arborer le célèbre fer à cheval inspiré, dit-on, par la porte médiévale de Molsheim, la voiture tenait plutôt du fer à repasser. Adieu, l'Alsace ! Pour le symbole, un feu de forge avait d'ailleurs fait le voyage de Molsheim à Campogalliano, telle une flamme olympique et une lueur d'espoir... qui fit d'ailleurs long feu avec la faillite de cette première imposture, en 1995. Nous y perdons l'occasion de voir commercialisée l'EB112, savant clin-d'oeil esthétique de Giugiaro aux Bugatti Royale, Atlantic et autres "tanks" d'avant-guerre.
En 1998, Volkswagen, dont le mégalo empereur, Ferdinand Piech, veut une égo-mobile à sa démesure, rallume le flambeau. Le meccano industriel des moteurs modulables VW accouche à l'envi d'ubuesques W18, ou triples V6 (!), mais plusieurs concept-cars successifs trahissent l'hésitation des nouveaux tenants de la licence Bugatti entre des paquebots néo-classiques EB118 et 218 dans la lignée de la EB112 mort-née, et la supercar "18.3 Chiron", suite logique de la peu passéiste EB110. La deuxième option finit par l'emporter mais prudence ! En ces temps de retour aux sources où sévit le culte de l'authentique, le marketing se cherche une continuité historique avec le temps révolu d'Ettore et de Jean. Entre-temps, VW rachète le château des Bugatti, transformé en parc d'attraction pour les futurs clients soucieux d'authenticité, ainsi qu'une des six Royale (le coupé de ville carrossé par Binder, hideux mais malgré tout authentique...) en guise de caution historique à la future imposture, dûment immatriculée "67", cela va de soit. Et si l'emblématique usine de Molsheim, qui existe toujours, s'appelle désormais Messier-Bugatti et travaille pour l'aéronautique, VW en construit une autre de toutes pièces dans la cour du château. Il ne manquait plus aux Allemands qu'à baptiser le nouveau modèle du nom d'un pilote Bugatti des temps héroïques, j'ai nommé Pierre Veyron, pour s'acheter définitivement une légitimité.
Et la légitimité de cette "16.4 Veyron" que VW, pardon, Bugatti S.A.S., finit par commercialiser en 2006, qu'en est-il justement ? "Rien n'est trop beau, rien n'est trop cher", déclarait Ettore Bugatti. En ce sens, la Veyron, avec sa surenchère technologique sans finalité rentable et sa fiche technique où n'a de place aucun petit chiffre, tient de la délirante Royale. A cette nuance près que la Royale fait figure d'exception dans une épopée Bugatti marquée par le culte de la légèreté. "Une Bugatti 13, une 35 se manient comme un vélo. Elles sont très faciles à placer en virage, argumente Marc Nicolosi, fondateur de Retromobile et président du Club Bugatti France, Ettore avait compris avant tout le monde l'avantage de la légèreté, un principe que Colin Chapman a repris sur ses Lotus : la recherche de la légèreté pour plus d'efficacité". Le poids, voilà bien un ennemi que les stakhanovistes de VW ont omis dans leur obsession des 1001 chevaux si porteurs au pays des 1001 nuits blanches, mais si coûteuse sur la balance. Deux tonnes : l'invraisemblable défi des 400 km/h tout confort porte préjudice à l'obèse Veyron, ridiculisée sur la piste de Top Gear par de fluettes Pagani Zonda F et Catherman R500, des adversaires bien moins puissants mais au poids plume.
En découvrant les singeries que les Allemands ont fait de son nom et de sa philosophie, Ettore raillerait-il "le camion le plus rapide du monde" comme il le faisait des Bentley au Mans ? Toujours est-il que le masque tombe et que la Bugatti Piech/Volkswagen Veyron trahit son appartenance à cette école typiquement germanique recherchant bêtement la puissance pour la puissance. A la lumière d'un cataclysme financier, à l'heure où des obsédés de la surmotorisation tels AMG découvrent soudainement qu'il est possible d'utiliser plus intelligemment l'énergie fossile, que va-t-on bien pouvoir retenir de cette usurpatrice "Bugatti", sinon un coup médiatique du groupe VW sans fondement ni lendemain ?